Il y a un vrai malaise dans la population avec la libre circulation des personnes. Et le Conseil fédéral dit simplement non à l’initiative de l’UDC?
L’initiative de l’UDC prétend régler tous les problèmes via le contingentement de l’immigration. C’est une fausse promesse. Quand ce système était en vigueur dans les années 60 et 70, nous avions plus de 100 000 personnes par année qui arrivaient en Suisse. C’est toujours l’économie qui dicte le besoin en travailleurs étrangers. Et elle continuera à le faire. De plus, si on prend la dimension humaine, ces travailleurs qu’on va chercher, qui paient leurs impôts ont aussi des droits. Ce sont des êtres humains qui ont le droit de vivre avec leur famille, leurs enfants. On sait aussi que la possibilité de vivre en famille favorise l’intégration.
Aujourd’hui, ce discours de régulation par l’économie semble ne plus porter…
Pour le Conseil fédéral, il est très clair que la forte immigration a un impact sur la société, sur la manière dont on vit ensemble. Mais il faut distinguer les problèmes. Si le prix des appartements explose dans certaines régions, c’est parce que depuis 1980, chacun de nous occupe 30% de surface en plus pour vivre. C’est parce que la proportion de ménages à une personne a gonflé. L’augmentation de la population ne fait que renforcer le phénomène. L’aménagement du territoire est un problème ancien dont on ne s’est pas suffisamment occupé. L’immigration ne fait qu’augmenter le besoin de réformes internes. La loi sur l’aménagement du territoire va changer. Elle sera soumise à votation en mars. Le Conseil fédéral a tout de suite réagi quand il a constaté les problèmes sur le marché du travail: la lutte contre les faux indépendants, la responsabilité solidaire… Cela prend du temps, mais nous agissons.
Selon vous, il n’y a qu’un effet retard?
Avec l’immigration et la croissance de la population, les problèmes sont plus évidents, plus aiguisés. C’est aussi facile de rejeter tous les problèmes sur l’immigration. Si nous sommes le pays le plus compétitif du monde, c’est aussi grâce à l’immigration. Les réformes nécessaires seront faites, dans les infrastructures, le logement, les transports, l’aménagement du territoire. Dans un système fédéraliste, tous les acteurs doivent s’impliquer: les villes, les communes, les cantons et l’économie. Comme la Confédération.
Vous dites non à l’initiative de l’UDC et le même jour vous proposez d’étendre la libre circulation à la Croatie. Le timing n’est-il pas dangereux?
Je préfère parler de chance que de danger. Une discussion doit être menée, de toute façon, sur les réformes dont la Suisse a besoin pour que la population ressente l’immigration comme une chance pour notre pays. Avec ou sans la Croatie. Avec ou sans l’initiative de l’UDC. La question de l’immigration en Suisse doit être débattue. Et là, les villes, les communes, les cantons, l’économie et aussi la Confédération sont appelés à faire leur travail. La Croatie, elle, sera le prochain membre de l’Union européenne. Nous sommes donc dans la continuité de la libre circulation. Il n’y a rien de nouveau.
Un pays balkanique représente-il un enjeu particulier? On sait la question de son acceptation particulièrement sensible en Suisse alémanique.
Je ne vois là aucun problème. Nous avons une large diaspora d’environ 33 000 Croates en Suisse. Ils sont bien intégrés, vivent et travaillent ici. La Croatie est même le 2e partenaire économique le plus important de tous les pays du sud-est de l’Europe.
Un référendum sur la Croatie, avec l’initiative de l’UDC et celle d’Ecopop, entraînerait dans les faits trois votations ces prochaines années sur le thème des étrangers. N’est-ce pas une remise en cause de la politique du Conseil fédéral?
Il y a déjà eu trois votations sur la libre circulation dans le passé et le peuple a dit trois fois oui. Le fait que nous allons voter plusieurs fois sur des questions de migration démontre qu’elles préoccupent la population. Nous prenons ces préoccupations au sérieux. Mais il faut discerner les vrais problèmes et expliquer ce que nous pouvons faire concrètement pour les résoudre. Je suis contente qu’on puisse discuter de ces questions de société, parce que ce sont les plus importantes pour l’avenir de notre pays.
Ces campagnes s’annoncent émotionnelles. Allez-vous descendre seule dans l’arène pour vous battre, ou serez-vous accompagnée par vos collègues du Conseil fédéral?
Ces questions ne touchent pas que mon département, elles sont importantes pour l’économie, elles touchent les assurances sociales, les infrastructures, la politique extérieure et tous les domaines de notre société. Vous verrez le Conseil fédéral très engagé pour répondre à toutes les questions de la population.
Ouvrir l’apprentissage aux jeunes sans-papiers ne va-t-il pas créer un appel d’air pour l’immigration clandestine?
Non, je n’y crois pas. Les conditions d’accès à l’apprentissage sont strictes: il faut avoir fait cinq ans d’école en Suisse. Cette disposition ne correspond pas à un droit, mais donnera à des jeunes en situation irrégulière, qui n’ont pas choisi leur sort et ne sont pas responsables de leur situation, la possibilité de prendre un bon départ dans la vie professionnelle. J’aimerais insister sur une discrimination incroyable qui prévaut jusqu’à présent: les jeunes sans-papiers peuvent aller au gymnase et à l’Université mais ne peuvent pas effectuer d’apprentissage. Le Conseil fédéral a fait aujourd’hui un petit pas pragmatique qui ne va pas changer le monde. Mais vu la discrimination qui frappe les jeunes sans-papiers de manière injuste, c’est un geste important pour eux.
Cela ne risque-t-il pas de créer une concurrence aux jeunes Suisses pour des places d’apprentissage?
Nous ne disposons pas de statistiques officielles, mais nous estimons que 300 à 500 jeunes sans-papiers terminent chaque année leur école obligatoire. En estimant que les deux tiers pourraient entamer un apprentissage, ce serait moins de 0,5% des 80 000 apprentissages commencés chaque année. Il n’est pas question de concurrence. Mais pour les jeunes concernés, cela permet une énorme différence dans leur vie.
N’est-ce pas bizarre, sachant qu’après la formation un sans-papiers ne pourra pas chercher légalement du travail?
Après l’apprentissage, si une personne veut rester, elle pourra faire une demande de régularisation pour cas de rigueur. Après une formation, les chances seront bonnes: les conditions d’intégration, de connaissance de la langue et d’accès au travail seront probablement remplies. Même si cette personne devait rentrer dans son pays après la formation, cela lui donnerait plus de chances d’y trouver du travail.
N’y a-t-il pas un vertige pour une ministre de la Justice de travailler à créer un cadre pour faire perdurer l’illégalité?
Non, c’est le contraire! Il s’agit ici de faire sortir des gens de l’illégalité. Il faut se rappeler l’hypocrisie de la situation: la plupart des sans-papiers présents en Suisse travaillent au noir. S’il n’y avait pas de travail pour eux, ils ne seraient pas ici. C’est incroyable de dire à une population qu’elle n’a pas le droit d’être ici alors qu’elle y travaille, paie parfois des impôts et des assurances sociales. Plutôt que de culpabiliser des personnes dans une situation difficile, nous devons chercher des solutions. Nous devons lutter davantage contre le phénomène du travail au noir.
Dernière modification 08.12.2012